LE VIEIL HOMME DES VISIONS

 

 

I

 

 

L’image de Teufelsdröckh, installé dans sa tour d’observation, en « tête à tête avec les étoiles », me vint à l’esprit dès que je l’aperçus. À la curieuse expression de ses yeux, on comprenait qu’on avait devant soi un être qui laissait les êtres futiles passer près de lui en l’ignorant, mais qui ne fréquentait, pour sa part, que les vérités éternelles. Il suffisait de surprendre un regard de cet homme à la silhouette grise un peu voûtée, si menue mais si bouleversante, pour saisir que, muni d’un bâton et d’une besace, il voyageait seul dans une région de spiritualité, inexplorée, riche en merveilles, en difficultés, féconde en joies terrifiantes.

L’oeil de l’âme percevait cela aussi clairement que l’oeil du corps pouvait constater qu’il était d’origine hébraïque ; mais, en longeant quelles rivières sinueuses, en traversant quelles forêts hantées, en suivant le rivage de quelles mers mugissantes, il se hâtait vers les montagnes qui marquaient le terme de son voyage, nul n’aurait pu le deviner par le simple examen de sa magnifique figure de vieillard.

Même à l’époque, la façon banale que j’avais eue de tomber sur lui m’avait semblé incroyable. J’ai tout de suite saisi quelque chose de l’atmosphère exaltante qui entourait ce personnage, familier d’un monde meilleur. J’ai passé des jours – que je ne considère pas comme perdus – à essayer d’engager la conversation avec lui, pour en savoir sur son compte plus que cette trompeuse apparence : le voir présenter une carte de lecteur à la bibliothèque du British Muséum.

Pour atteindre au degré d’intimité à partir duquel une conversation réelle devient un obstacle à la véritable compréhension, on n’a pas besoin, dans bien des cas d’avoir échangé un seul mot. En accordant simplement mon esprit et, avant tout, mon imagination, sur les siens, en m’introduisant dans son atmosphère au point d’absorber les forces qui émanaient de lui et de les lui restituer avec mon empreinte personnelle, il fut à la longue possible d’amener ces vastes yeux à se tourner vers moi ; nos regards s’étant rencontrés une fois, je n’eus qu’à me lever en même temps que lui et à sortir à sa suite du petit restaurant enfumé, à rester si près de lui dans la rue que nos vêtements s’effleuraient et que je crus même entendre le souffle de sa respiration.

Après m’avoir jaugé du regard, est-ce parce qu’il acceptait que je lui rendisse ce service, ou parce que, alourdi par le fardeau des ans, il était reconnaissant au bras qui lui proposait son appui, je ne sais pas ; mais la sympathie qui s’établit entre nous était telle que, sans échanger un mot, nous remontâmes dans le brouillard cette rue de Londres jusqu’à la porte de son habitation dans Bloomsbury, tandis que je remarquais qu’au contact de son bras, le bruit de la ville semblait se transformer en un chant profond et que même les passants pressés avaient l’air de se hâter vers la réalisation de nobles desseins ; et bien qu’il n’atteignît que la hauteur de mon épaule, tandis que sa barbe grise touchait presque mon gant, lorsque je courbais le bras pour soutenir le sien, il émanait de lui quelque chose de grand qui lui donnait une stature dépassant de loin la mienne, et qui emplissait mes pensées de rêves enchanteurs de grandeur et de noble beauté.

C’est seulement après que la porte se fut refermée sur lui avec un petit déplacement d’air, et quand je me retrouvai seul sur le chemin de ma maison, que je réalisai pleinement le choc qui avait accompagné mon retour sur terre ; en arrivant chez moi, je fus secoué d’un éclat de rire à la pensée d’avoir fait trois kilomètres à pied avec un homme qui m’était totalement étranger, et cela, sans échanger avec lui une seule parole. Mais ce rire cessa soudain lorsque je me vis dans la glace : le reflet de l’âme s’attardait autour de mes yeux et sur mon front ; pendant un court instant, mon coeur bondit dans ma poitrine, en lançant dans mes artères un sang animé d’une noble fièvre ; derrière le fardeau écrasant de mon corps, je sentais battre les ailes de l’esprit. Quand le calme fut revenu, je me rappelai la phrase qu’il avait prononcée au moment où je le quittais à sa porte : « Je suis le Vieil Homme des Visions, et je suis à votre service. »

Je crois qu’il n’a jamais eu de nom ; du moins, ce nom n’a pas franchi ses lèvres ; il est probablement resté enfoui avec beaucoup d’autres choses appartenant au passé, et qu’il considérait comme sans importance. Pour moi, en tout cas, il est simplement devenu le Vieil Homme des Visions. Pour la petite serveuse et la vieille logeuse, il était connu sous l’appellation de « Monsieur » – ni plus, ni moins. Le voile impénétrable qui s’étendait sur son passé ne s’est jamais levé sur aucune révélation capitale concernant l’histoire de sa vie ; et pourtant, il connaissait certainement tous les pays du monde, son coeur et son cerveau avaient assimilé tous les aspects de la nature humaine.

Il n’avait pas tant l’air de vous dire « Ne me posez pas de questions » que plutôt « Ne me demandez rien, je ne pourrais pas vous répondre avec des mots. »

Il était capable de satisfaire votre curiosité, mais non pas à l’aide du simple langage ; il pouvait faire des révélations, mais seulement par les merveilleux mots du silence ; car il était le Vieil Homme des Visions, et les visions n’ont que faire des mots, elles sont subtiles et s’adressent à l’esprit.

Bien mieux, sa logeuse, une pauvre vieille femme usée et poussiéreuse, se cantonnait dans une crainte respectueuse. Elle était là, dans son couloir où il pouvait passer d’un moment à l’autre. Elle n’aimait guère qu’on essayât de tirer d’elle quelque renseignement. Elle ne put me dire que ceci : « Il est arrivé un soir, il y a de cela des années, et il n’est plus reparti ! » Je n’en ai jamais su davantage. Cela suffisait à l’expliquer ; d’où il venait, le but vers lequel il s’acheminait, autant de questions qui sortent les limites du langage courant.

Je l’imaginais, émergeant soudain du flot des évènements sans importance, abandonnant le monde de la contrainte, de la lutte et des cris, venant occuper sa vraie place parmi les forces de la région sereine et spirituelle qu’une longue souffrance et une perfection durement acquise lui avaient donné le droit d’occuper. Il était impossible de le rattacher à un groupe d’amis, de relations, à une famille, et ce terrible isolement volontaire ne pouvait être violé par quiconque sans sa permission et son désir exprès. On ne pouvait pas non plus imaginer à quelle catégorie d’âmes il pouvait « appartenir ». Il était en dehors et au-dessus du monde.

Mais c’est seulement quand j’eus commencé à me rapprocher insensiblement de lui, quand notre étrange et silencieuse intimité eut commencé à passer du plan mental au plan spirituel que je me suis mis à comprendre un peu mieux qui était ce merveilleux personnage, le Vieil Homme des Visions.

Mêlé à la tragédie de la vie, mais secoué de rire devant ses aspects de comédie, il vivait cependant dans ce grenier, enveloppé de silence comme d’un nuage doré ; il me parlait si rarement que le son de sa voix, dans laquelle on trouvait quelque chose des éléments naturels, des vents et des cours d’eau, me faisait frissonner chaque fois aussi violemment que le premier jour. Il vivait comme Teufelsdröckh « en tête à tête avec les étoiles », et il paraissait de plus en plus impossible d’établir un lien entre lui et les hommes et femmes ordinaires, d’imaginer qu’il pût avoir avec eux des relations quelconques. La vie semblait en quelque sorte passer au-dessous de lui. Cependant, l’état d’esprit mesquin et égoïste du reclus lui était tout à fait étranger ; il participait avec une profonde affectivité à la douleur et à la souffrance d’autrui, et plus spécialement à la recherche sincère de la beauté. Les aspirations insatisfaites des autres pouvaient lui arracher des larmes.

« Mes relations avec les hommes sont parfaites », me dit-il un soir, alors que nous approchions de son domicile. « Je leur donne toute la sympathie dont je dispose, grâce à mes réserves de savoir et d’expérience, et ils me donnent toute la bonté dont j’ai besoin. Ma coquille extérieure se trouve plongée dans une solitude impénétrable car c’est à cette seule condition que ma vie intérieure peut se dérouler librement, à travers les sentiers, les terrasses où se pressent les êtres à qui j’appartiens ». Et quand je lui demandai comment il pouvait se maintenir en si étroite sympathie avec l’humanité tout en s’abstenant apparemment d’agir et de parler, il s’arrêta, s’appuya contre une balustrade, tourna ses grands yeux vers moi, comme si leur flamme pouvait, mieux que les mots, me communiquer sa pensée : « J’ai scruté trop loin dans les profondeurs de la vie et au-delà pour désirer exprimer par des mots ce que je sais. L’action n’est pas faite pour tous ; je suis en contact avec les réservoirs de la pensée qui se trouve derrière l’action. Je médite sur les mystères. Ce que j’arrive à résoudre n’est pas perdu, à défaut de parole ou d’action, car le vrai mystique n’est jamais un véritable homme d’action. Ma pensée atteindra les autres dès l’instant où ils seront prêts à l’accueillir, comme cela s’est produit pour vous. Tous ceux qui désirent ardemment savoir me trouveront tôt ou tard et seront réconfortés. »

Son regard se leva alors vers les étoiles qui brillaient d’un doux éclat, par-dessus le toit du British Muséum ; un instant après il avait disparu dans le vestibule de sa maison.

« Un vieux poète qui est allé très loin et qui s’est égaré », me disais-je en rêvant ; mais, à travers la porte par laquelle il venait à peine de disparaître ces mots me parvinrent comme s’ils avaient parcouru une longue distance : « Un prêtre, plutôt, un prêtre qui commence à trouver sa voie. »

Je restai là, méditant sur son visage et ses paroles ; le regard intelligent, impitoyable de l’Hébreu, combiné à l’expression de tristesse de toute une race, et rayonnant cependant d’une flamme spirituelle ; et sa façon d’exprimer qu’il avait dépassé les traditions, qu’il n’avait plus besoin de s’en tenir à une croyance formelle et limitée. J’ai oublié comment j’étais arrivé chez moi, à plusieurs kilomètres de là, mais je crois bien que j’ai volé.

De cette façon, par degrés imperceptibles, nous sommes arrivés à nous mieux connaître ; il admettait ma présence. Dans le calme de ce délicieux silence dont il s’entourait, il m’en apprit, m’en dit plus que tout ce que peuvent contenir les simples mots ; dès que j’avais besoin de sa présence, quels que fussent l’heure et le lieu, je savais immanquablement où le trouver ; j’arrivais jusqu’à lui en quelques secondes, par une voie rapide qui dédaigne les moyens de locomotion classiques.

Et puis, un jour, il me donna la clef de sa maison. La première fois que je pénétrai dans son aire, et quand je compris que je pourrais voler vers ce havre toutes les fois que les désirs de mon coeur et de mon âme auraient vainement aspiré à être comblés, la vraie signification et l’importance du Vieil Homme des Visions devinrent claires pour moi.

 

 

II

 

Cette pièce à laquelle on accédait par l’escalier obscur et craquant d’une très vieille maison, était nue et sans feu ; à travers les vitres raccommodées avec du papier de l’unique fenêtre, on avait vue sur une mer mouvementée de toits et de cheminées. Mais il y avait quelque chose qui faisait immédiatement comprendre qu’on se trouvait dans une sorte de lieu saint situé en dehors du monde, un sanctuaire où avait prié, médité, pleuré, chanté un être doué de vitalité et de spiritualité.

Ce lieu poussiéreux où le ménage n’était jamais fait ne portait cependant aucune souillure. Dès qu’il entrait dans cette pièce, malgré ses habits tachés et sans forme, sa barbe mal peignée et ses souliers percés, ce Vieil Homme des Visions se révélait tel qu’il était, dans une sorte de divine blancheur irradiante et resplendissante. C’est dans ce grenier poussiéreux et sans lumière, devant cette fenêtre striée par la pluie, près de toiles d’araignées qui s’accumulaient dans les coins, que j’entendis sortir de l’ombre comme un murmure argentin :

« Ici, vous pouvez satisfaire les désirs de votre âme et entrer en communication avec les êtres invisibles ; mais, pour trouver les êtres invisibles, il faut que vous soyez d’abord capable de vous perdre vous-même. »

Quelles images, quels rêves et quelles visions ce Vieil Homme n’a-t-il pas fait apparaître devant moi à travers la vitre souillée de cette fenêtre, d’où le regard pouvait, d’un bond, franchir l’espace séparant les toits noirs des étoiles. Les distances n’existaient plus, j’échappais à l’oppression des briques sans âme pour me sentir transporté sur les pentes de la Montagne du Rêve ; il me conduisait tout près des sommets, là où les sapins s’éclaircissent pour laisser paraître entre leurs branches les étoiles qui pâlissent avec les premières lueurs roses de l’aurore ; où les vents ont l’odeur du désert, où les voix de la nature vierge retentissent dans un bruit d’ailes et de chutes d’eau. Quand il parlait les maisons disparaissaient et l’on voyait déferler à leur place les vagues vertes de tous les océans ; des forêts ondulaient au milieu des tristes rues ; les forces telluriques, le parfum des fleurs et de la vie sauvage se répandaient parmi ces toits sans vie et m’emmenaient vers la liberté, les prairies resplendissantes de soleil, parmi le doux pépiement des oiseaux. Avec la divine délivrance venaient le cri des mouettes, le miroitement des lacs de montagne où poussent les roseaux, la plainte du vent dans les hautes herbes, la cuisson du vrai soleil sur la peau. Tout ce qu’il disait se parait d’une poésie toute nouvelle pour moi, même si elle ne prenait pas la forme de mots, car elle était de la même substance que mes aspirations et mes désirs, elle répondait à tous les rêves qui hantent l’âme sans jamais s’exprimer. Cette poésie émanait de lui et je venais m’abreuver. Elle faisait partie de lui au-delà des mots ; elle chantait ma propre nostalgie sous une forme parfaite qui me comblait. Il sentait instantanément mon humeur du moment et me donnait la réponse qui convenait. Cette poésie, spirituelle par essence, était la poésie, mystique du ciel ; de plus, son amour de l’humanité enseignait mon ami, cette poésie était inspirée par l’amour de l’humanité, elle vivait autant de la lumière des étoiles que du sang qui irrigue le coeur, le mystère de la beauté impossible à atteindre la traversait en répandant une lueur aveuglante.

Il en était de même avec les autres rêves et les autres aspirations ; les plus magnifiques idées qui eussent hanté une âme, mais qui n’avaient pas encore trouvé leur expression passaient devant mes yeux satisfaits, mes lèvres souriantes, en silence, libres, illimitées, affranchies des mots.

Dans cette chambre que ne venait jamais enlaidir la lumière artificielle, où régnait une douce pénombre, le Vieil Homme des Visions, n’avait qu’à me conduire à la fenêtre pour m’apporter la Paix. La musique qui rend l’âme fluide était en cas de besoin évoquée par lui, arrivait des vieux toits et se déversait dans la pièce ; quand les ailes en venaient à se heurter aux murs de la prison, quand le besoin d’espace oppressait le coeur, j’ai entendu le frémissement des arbres, des herbes dans le vent, le murmure des branches, le clapotis de l’eau vive arriver dans la petite chambre et l’emplir. Les véritables odeurs de l’espace et de la montagne affluaient en même temps, la silhouette des fières collines s’estompait sur un fond d’étoiles, comme si le plafond était tout d’un coup devenu transparent. Car le Vieil Homme des Visions avait le pouvoir de satisfaire sur-le-champ un idéal, à condition que celui-ci eût déterminé un désir assez violent pour frayer un chemin aux forces de la volonté.

 

 

III

 

À mesure que le temps s’écoulait, que j’arrivais à avoir de plus en plus besoin de cette intimité avec mon étrange ami, la nature et les possibilités de nos relations vinrent s’éclairer d’un jour nouveau. Je m’aperçus par exemple que bien que détenant la clef de son logement, connaissant parfaitement le chemin qui y menait je ne trouvais pas toujours mon ami disponible. Deux choses le rendaient inaccessible, ou muet. J’appris tout d’abord que lorsque les choses allaient bien pour moi, je ne réussissais pas à trouver sa maison. Malgré toutes mes recherches, mes calculs, mes efforts persévérants, je ne parvenais pas à retrouver sa rue. Dès le premier signe, même vague, de réussite en ce bas monde, le Vieil Homme des Visions disparaissait dans l’ombre, se fondait dans un brouillard sans réalité. Le simple désir passager d’être en sa compagnie, de partager son inspiration en regardant à travers la vitre magique, n’avait pour conséquence que des recherches vaines et harassantes, dans des rues affreuses ; à l’issue de ces périodes, je remarquai qu’il devenait de plus en plus difficile pour moi de découvrir sa maison, d’introduire la clef dans la serrure, ou bien, quand j’avais trouvé accès au temple, d’obtenir les visions que je croyais désirer ardemment.

J’ai ainsi cherché pendant des journées entières sans réussir à autre chose que me perdre dans les confins obscurs de cet étrange Bloomsbury ; à m’arrêter devant d’innombrables portes imitant la sienne, à me battre inutilement avec des serrures qui ne voulaient pas connaître ma petite clef brillante.

Mais, d’autre part, la douleur, la solitude, le chagrin, le simple soupçon d’affliction spirituelle, et voilà qu’immédiatement la topographie redevenait claire ; sans hésitation, je trouvais sa maison avec l’instinct d’un oiseau, la clef se glissait avec amour dans la serrure, joyeuse de rentrer à la maison.

L’autre motif qu’il avait de devenir inaccessible, bien que moins décisif, puisqu’il ne me fit jamais perdre le chemin de sa demeure, était encore plus affligeant car il ne dépendait que de moi ; j’appris comment l’action la moins répréhensible en apparence, mais supposant un affaiblissement de l’idéal, rendait mon esprit si confus que, lorsque j’arrivais chez lui avec difficulté et finissais, au prix de maintes recherches, à le découvrir, il ne pouvait rien, ou presque rien me dire. Le miroir placé en face de la porte ne renvoyait pas une image précise de lui, mais seulement une ombre floue et fluctuante aux yeux vagues, au contour indécis, et j’allai même jusqu’à me figurer que je pouvais voir à travers son corps le dessin de la tenture et la forme des meubles, comme s’il était devenu à moitié transparent.

« Vous ne devez jamais attendre de vos désirs qu’ils aient du poids », dit-il dans un souffle qui appelait un vent qui serait passé très haut, par-dessus nos têtes, « à moins que vous ne leur prêtiez votre propre substance ; et cette substance, vous ne pouvez à la fois la conserver, et la prêter. Si vous voulez connaître les êtres invisibles, oubliez-vous ».

Plus tard, tandis que les années se perdaient les unes après les autres dans le brouillard, tandis qu’à la faveur de son enseignement la frontière entre le réel et l’imaginaire se déplaçait sans cesse, il devint pour moi de plus en plus clair qu’il appartenait à une région où tout reste immuable dans son essence, en dépit des bouleversements de l’histoire. Cet éternel Vieil Homme des Visions a toujours existé ; il est vieux comme la mer, contemporain des étoiles ; il habite au-delà du temps et de l’espace, il tend la main à tous ceux qui, fatigués des ombres et des illusions de la vie pratique, font sincèrement appel à lui de toutes les forces de leur coeur. Pour moi, à vrai dire, j’étais toujours assez près du chagrin pour qu’il me restât toujours accessible ; au bout d’un certain temps, sa voix était devenue si vivante que je l’entendais quelquefois m’appeler dans la rue ou en pleine campagne.

Merveilleux Homme des Visions, bénis soient mes jours de malheur, car ils m’ont permis de vous connaître, vous le Défricheur de Problèmes, le Destructeur du Doute, qui m’avez toujours emmené à tire d’aile à travers les perspectives sans fin du coeur et de l’âme.

Sa solitude dans ce temple-grenier, sous les étoiles, avait un sens que je n’ai pas manqué de comprendre par la suite, ainsi que la raison pour laquelle il était toujours à ma disposition et ne semblait appartenir à personne d’autre.

« Pour quiconque me découvre », disait-il avec cet étrange sourire qui émanait de son corps tout entier, « je suis le même et pourtant différent. Je ne suis jamais vraiment seul. Le monde entier est dans cette pièce, ou juste derrière cette vitre ; car ici, passé et avenir se rencontrent et tous les vrais rêves trouvent leur accomplissement. Mais rappelez-vous » ajouta-t-il, et le murmure d’une brise légère et de la pluie semblait faire un accompagnement à sa voix, « on ne doit jamais partager aucun rêve véritable, et si vous essayez d’expliquer à quelqu’un d’autre qui je suis, vous me perdrez à tout jamais. Vous ne m’avez jamais demandé mon nom, et vous ne devez pas non plus le dire. Chacun doit me trouver par lui-même ».

Et pourtant un jour, malgré ce que je savais, malgré ses avertissements, je me sentais si sûr de mon intimité avec cet être en dehors du temps, que je parlai de lui à un ami qui faisait tellement partie de moi que je ne pensais pas que ce pût être une trahison. Mon ami, parti à sa recherche et n’ayant rien trouvé, revint avec le visage hilare de l’imbécile en jurant que le numéro et la rue n’existaient pas. Il avait cherché en vain et avait plusieurs fois demandé son chemin.

Depuis ce jour-là, le Vieil Homme des Visions ne s’est plus jamais manifesté et ne m’a plus permis de retrouver sa maison ; les rues sont étrangement vides, et j’ai même perdu la petite clef brillante.